Souvenirs de Mai 1968

Mai-Août 1968 à Strasbourg
Ambiance du côté de la place de la République
Témoignage de Richard Seiler

Noël 1967. La première équipe du cabinet à Strasbourg. Assis de gauche à droite : Gaby Huber, Marcel Vollmer, Jean-Paul Muller, André Bord, Jean Philippe. Debout de gauche à droite : Florent Holveck, Jean-Claude Burckel, Richard Seiler, Philippe Ritter, Robert Muller, Roland Vigny

« Journaliste à la station de l’ORTF Alsace depuis mai 1963, j’intègre en novembre 1967 le cabinet d’André Bord à Strasbourg. Ce dernier élu député en 1958 dans la 2e circonscription du Bas-Rhin, celle de Strasbourg-Sud, est membre du gouvernement depuis janvier 1966 et le restera sans discontinuer jusqu’en avril 1978. Il dispose en tant que secrétaire d’Etat à l’Intérieur d’un cabinet à Paris au ministère de l’Intérieur, 11 rue des Saussaies, ainsi que d’un autre, depuis octobre 1967 à la préfecture, 5 place de la République à Strasbourg, en sa qualité de président du conseil général du Bas-Rhin.

Travailler pour André Bord, à l’époque l’homme politique le plus influent d’Alsace, est ressenti par ses collaborateurs comme une marque très importante de confiance et une obligation incontournable d’être au service de la population. En plus du traitement de l’important courrier qui arrive quotidiennement au cabinet, André Bord me charge d’assurer un travail de coordination et de rédaction d’articles pour Le Courrier de Strasbourg, le journal dont il est en 1965 le fondateur et l’inspirateur politique. Une autre mission consiste aussi à suivre « les affaires » de l’ORTF de Strasbourg. Il s’agit avant tout, dans un contexte délicat pendant cette période, de rester en relation avec les responsables des services ainsi qu’avec mes anciens collègues journalistes de la radio et de la télévision.

En mai 1968, sincèrement, la petite équipe du cabinet à la préfecture à Strasbourg ne voit pas venir l’énorme crise étudiante. Il y a bien eu l’année précédente dans la capitale alsacienne, l’édition par l’Internationale situationniste, qui avait pris le pouvoir à travers la section locale de l’UNEF, du fameux texte De la Misère en Milieu Etudiant, mais qui n’a pas vraiment retenu l’attention hors des cercles étudiants. Tout juste parait dans le n° 40 d’avril 1968 du Courrier de Strasbourg, un article intitulé l’Âge ingrat signé de l’avocat strasbourgeois Claude Riegel. Ce texte est accompagné d’une photo explicite d’une foule d’étudiants en centre-ville contenue par un important cordon de véhicules de police empêchant l’accès à la rue de la Nuée Bleue où se situent le commissariat central de police et le siège du journal régional Les Dernières Nouvelles d’Alsace.

La tonalité du n° suivant, le n° 41 daté de mai 1968, mais qui paraît avec retard vers la mi-juin, est très différente. Une tonalité amère, mais tout de même plus attentive à ce moment-là au mal être étudiant. Sur les onze articles contenus dans ce numéro, neuf traitent alors des événements de mai 1968 à Strasbourg.

Nous ne voyons pas venir les choses car nous suivons localement des dossiers qui apparaissent à nos yeux beaucoup plus importants, comme par exemple la modernisation des structures communales, l’installation de la communauté urbaine de Strasbourg, la coopération des deux conseils généraux du Bas-Rhin et du Haut-Rhin à travers la création de l’association de développement industriel de la région Alsace (ADIRA). Pour ce qui me concerne, de mon poste d’observation à la préfecture à Strasbourg, je garde en mémoire plusieurs temps forts de cette inquiétante période de mai-juin 1968.

Un gros problème se pose d’abord à notre équipe : notre « patron », notre chef, est gravement malade ! Le mardi 12 mai en effet, André Bord est transporté en urgence à l’hôpital civil de Strasbourg et opéré d’une diverticulose et d’une appendicite aïgue. Nous sommes abasourdis par cette brutale nouvelle et restons alors un peu livrés à nous-mêmes pendant une bonne quinzaine de jours. Je continue de recevoir des visiteurs, beaucoup moins que d’habitude, complètement déprimés devant ce spectacle de grand désordre généralisé et de fin probable d’une longue épopée politique. Le moral est au plus bas. Je pense souvent, pendant ces journées troublées, à la charge puissante des vers d’Arthur Rimbaud tirés de son célébrissime poème Le Bateau ivre…

Le moment le plus fort cependant, le plus sidérant, reste évidemment la disparition soudaine, le mercredi 29 mai, du général de Gaulle, président de la République ! Alors que la France est à l’arrêt total, que se déroule à Paris ce même jour une énorme manifestation organisée par la CGT qui réclame un gouvernement populaire, cette extraordinaire nouvelle est un formidable coup de tonnerre vécu comme une tragédie par le pouvoir politique cantonné à Paris : « Le chef de l’Etat a disparu ! » Est-ce une nouvelle « fuite à Varennes », comme en juin 1791, en référence à la fin peu glorieuse de la monarchie de Louis XVI ?  Sans revenir sur les détails de cette folle journée, aujourd’hui largement connus, je me souviens bien qu’au cabinet de Strasbourg nous nous perdions en conjectures afin de deviner ce que faisait en ces heures cruciales le général de Gaulle…Nous évoquons la possibilité pour lui de se réfugier en Alsace, où il avait obtenu un soutien massif, le plus important de France, lors des élections présidentielles de décembre 1965. Le mystère dure toute la journée. Le soir même, l’on apprend par les informations télévisées que  « le général est arrivé à Colombey ! ». Nous finissons cependant par savoir qu’il est allé quelques heures plus tôt en Allemagne, à bord d’un hélicoptère, rendre une visite tenue secrète jusqu’au dernier moment, au général Massu, commandant en chef des Forces françaises en Allemagne (FFA) à Baden-Baden. Question posée : quel a bien pu être le contenu du dialogue entre ces deux hommes, deux généraux, et pas n’importe lesquels ? L’inquiétude est lourde…

L’épilogue se joue le lendemain jeudi 30 mai, l’après-midi à 16 heures 20 sur les ondes de France Inter, où le général de Gaulle reprend définitivement la main. Des millions d’auditeurs en haleine, transistors collés aux oreilles, entendent alors un discours de guerre, un discours de vainqueur. Dans nos bureaux de la place de la République nous sommes sous tension complète. Le suspense est à son maximum lorsque la voix du général déchire brusquement le très pesant silence, une voix déterminée qui martèle ses phrases en détachant chaque syllabe…L’on retient avant tout les formules les plus fortes de l’intervention radiodiffusée :

«….. j’ai envisagé, depuis vingt-quatre heures, toutes les éventualités, sans exception… J’ai pris mes résolutions…je ne me retirerai pas…Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale…Si donc cette situation de force se maintient, je devrais, pour maintenir la République, prendre conformément à la Constitution, d’autres voies que le scrutin immédiat du pays…il faut que s’organise l’action civique…La France en effet est menacée de dictature. On veut la contraindre à se résigner à un pouvoir qui s’imposerait dans le désespoir national, lequel pouvoir serait alors évidemment essentiellement celui du vainqueur, c’est à dire du communisme totalitaire. Naturellement, on le colorerait pour commencer d’une apparence trompeuse en utilisant l’ambition et la haine de politiciens au rancart. Après quoi, ces personnages ne pèseraient pas plus que leur poids, qui ne serait pas lourd. Eh bien non, la République n’abdiquera pas, le peuple se ressaisira, le progrès, l’indépendance et la paix l’emporteront avec la liberté. Vive la République. Vive la France ! »

Nous sommes sous le choc…C’est un discours de guerre…

« Cela sent la poudre ! Cette fois les choses sont claires !..De Gaulle vient de taper  du poing sur la table !…Ça va chauffer ! Nous avons des élections législatives à préparer en urgence sur Strasbourg ! Il faut se mettre au travail tout de suite !»

Dans les cinq minutes qui suivent l’allocution du général, je reçois un coup de fil du journaliste Jean Lefèvre, directeur régional de l’ORTF Alsace :

« Enfin, voilà à nouveau du grand de Gaulle ! Sur la forme, c’est l’appel du 18 juin !…..Il retourne formidablement la situation !….Du très grand de Gaulle !…la radio est magique ! Il sait s’en servir à merveille ! »

Une inquiétude tout de même, qui ne lâche toujours pas prise… Pendant une bonne partie de la nuit qui suit, j’entends distinctement sur l’avenue de la Forêt Noire, non loin de mon domicile, rue de l’Université, le bruit sourd et caractéristique de blindés en mouvement venant de la direction du pont Vauban, donc venant d’Allemagne…Où vont ces convois militaires ?…Vers Paris ? …Une conséquence de l’intervention radiodiffusée du général ? Allons-nous vers une possible guerre civile en France ?…Psychose ?…Je ne trouve pas le sommeil cette nuit-là…

Le lendemain vendredi 31 mai, je dois accompagner André Bord à l’inauguration officielle de la Tour Chappe, au château du Haut-Barr à Saverne. Prévu depuis longtemps dans l’agenda ministériel, le déplacement est bien sûr annulé du fait d’abord de l’état de santé d’André Bord, mais également à cause des « événements » en cours dans le pays…

André Bord réapparait cependant, presque par miracle, soutenu physiquement par ses médecins, dès le lendemain, le samedi 1er juin, lors de l’énorme défilé organisé à la hâte, en réponse à l’intervention radio de l’avant-veille du général de Gaulle, par les comités d’action civique et de défense de la République (CDR) qui appellent à soutenir le chef de l’Etat dans les villes d’Alsace. Le défilé rassemble à son départ en début d’après-midi de la place des Halles environ 2 000 à 3 000 personnes, avant tout des militants et des sympathisants gaullistes. Le lourd cortège traverse lentement le centre-ville de Strasbourg, avec à sa tête André Bord entouré des sept députés gaullistes du Bas-Rhin, calicots « Oui à de Gaulle ! », « Mitterrand charlatan », « Alsaciens, Alsaciennes, ne soyez pas lâches, n’oubliez pas votre libérateur, Vive de Gaulle ! » largement déployés, entraine avec lui tout au long du parcours une foule énorme de plusieurs milliers de personnes supplémentaires avant d’arriver place de la République. André Bord monte au balcon du Palais du Rhin afin d’y déployer le drapeau tricolore sous un tonnerre d’applaudissements et les cris et vivats prolongés de soutien de la foule enthousiaste.

Il est prévu que la manifestation prenne fin à ce moment-là et l’ordre de dispersion est donné par André Bord lui-même. Mais après un très court moment d’hésitation et presque de silence complet, retentit brusquement un cri, « Au Palais universitaire ! Il faut décrocher le chiffon rouge ! »… En effet, un drapeau rouge flotte depuis plusieurs jours sur le Palais universitaire et constitue pour beaucoup un véritable affront fait aux autorités officielles, avant tout au gouvernement. Qui a crié de cette manière ? On ne l’a jamais su…Il est clair que quelques excités incontrôlables se sont joints à la manifestation et n’ont aucune difficulté à entrainer avec eux une grande partie de la foule dans une course de quelques courtes minutes sur l’avenue de la Liberté, à déferler sur la place de l’Université en hurlant « Enlevez ce torchon ! », à attaquer les étudiants massés sur les escaliers du palais et qui n’ont que le temps, dans un mouvement de panique, de se réfugier à l’intérieur du bâtiment.

À partir de là, c’est le déferlement de la violence. Des coups de poings, des coups de pieds sont distribués de part et d’autre, les portes vitrées du palais volent en éclat. Des manifestants essaient d’escalader les murs afin d’accéder aux fenêtres du premier étage, celles de la salle Pasteur, alors que d’autres font de même sur l’arrière du bâtiment et tentent même d’allumer des feux dans le sous-sol. Pendant ce temps, les étudiants se ressaisissent et lancent sur les assaillants, qui les bombardent de pierres, tout ce qui leur tombe sous la main, des chaises, des bouteilles, des objets de toutes sortes…Personnellement, en suivant le mouvement en tant qu’observateur, je me retrouve non loin des escaliers du palais, j’évite de justesse à quelques centimètres de mon visage le jet virevoltant d’une planche trouvée sur un chantier voisin, et je vois au même moment un jeune manifestant arriver droit sur moi, titubant, couvert de sang…Quelqu’un dans mon dos brusquement me prend le bras et me tire vers l’arrière…c’est Laurent Savona, commissaire principal de police, qui vient d’arriver sur les lieux, accompagné d’une centaine de gardiens de la paix… « Venez, venez, ne prenez pas de risque !….ça cogne ! » me souffle-il entre ses dents pendant qu’au même moment grimpent en courant au sommet des escaliers, afin d’arrêter la confrontation, deux compagnies de CRS avec leur chef, le commandant Bernard Patry…Dans le tumulte, un appel au calme est finalement lancé au bout de quelques minutes par le recteur d’académie Maurice Bayen et le doyen de la faculté des lettres Georges Livet qui déploient en même temps au fronton du palais un drapeau tricolore, un appel que personne n’entend bien sûr tant les esprits sont survoltés. La tension finit cependant par retomber au bout d’un moment au prix encore de nombreuses insultes échangées entre les deux camps et d’une quinzaine de blessés environ. Un triste bilan tout de même pour la vue d’un drapeau rouge, qui sera d’ailleurs descendu de son mât par les étudiants eux-mêmes dès le lendemain dimanche 2 juin.

Autre coup de folie, une vision impressionnante que je découvre brutalement en rentrant chez moi un soir de juin, les flammes énormes et les épaisses colonnes de fumée noire qui s’élèvent non loin de mon domicile à plusieurs mètres de hauteur…Précisément, à côté des nouveaux bâtiments de l’université des sciences humaines, dans le quartier proche de la Krutenau, un gigantesque incendie d’origine criminelle ravage les 1 500 mde l’ancien arsenal. Le bâtiment sert à cette époque d’entrepôt au théâtre municipal de Strasbourg qui y stocke ses décors. Nombreux parmi ceux-ci partent en fumée.

Enfin, la situation de l’ORTF capte beaucoup mon attention pendant cette dramatique période. Pourquoi une grêve si conflictuelle à la radio et à la télévision, surtout de la part des journalistes, qui dure plus d’un mois ? Il faut faire appel à l’histoire politique de la France des vingt dernières années pour comprendre. En créant en 1947 son propre parti, le Rassemblement du peuple français (RPF), le général de Gaulle, parce qu’il entame alors un combat politique contre la IVe République et son « régime des partis », est purement et simplement interdit d’antenne radio et télévision. Cette punition dure jusqu’à son retour aux affaires en 1958 afin de trouver une issue à ce qui est devenue au fil des années précédentes la guerre d’Algérie.

La leçon n’est pas oubliée. Alors que la presse écrite continue dans son ensemble de marquer   son hostilité à l’action politique du général, ce dernier tout au long des quatre années suivantes, de 1958 à 1962, en solutionnant définitivement le dramatique problème algérien, s’appuie pour la communication gouvernementale presque exclusivement sur la radio et surtout la télévision. Dès 1963, ces deux médias sont alors plus que jamais chargés d’expliquer les grandes réformes voulues par le général de Gaulle afin de consolider la Ve République fondée par lui le 4 octobre 1958. Le 31 juillet 1963 est créé à cette fin un organisme interne au ministère de l’Information, sous l’autorité d’Alain Peyrefitte, le service de liaison interministériel pour l’information (SLII). Le contrôle gouvernemental de l’information télévisée est ainsi organisé et mis en place à Paris à travers ce service, mais également dans les stations de l’ORTF de l’Hexagone et dans les départements et territoires d’outre-mer, par la création de bureaux régionaux d’information (BRI).

Cinq années plus tard, la très grave crise de l’ORTF de 1968 est symbolisée surtout par la lutte d’un grand nombre de journalistes contre ce système de contrôle, qui à leurs yeux porte atteinte à la liberté d’informer, et pour que soit adopté un nouveau statut de l’ORTF devant émanciper l’audiovisuel public. Y voyant alors une véritable trahison de la part de beaucoup de journalistes, le gouvernement, avec l’assentiment appuyé du général, leur fait payer un lourd tribut. Le 2 août 1968, un tiers des postes de journalistes, à la télévision surtout, est supprimé. 102 journalistes sont licenciés. Ce sont essentiellement ceux travaillant à Paris, à l’actualité télévisée (AT) et à l’actualité parlée (AP) qui sont touchés. Les journalistes du service parisien des émissions vers l’étranger et des stations régionales sont épargnés.

Les élections législatives qui suivent les 23 et 30 juin 1968 sont un triomphe pour le général de Gaulle. En Alsace, dans les treize circonscriptions, les treize candidats gaullistes sont tous élus députés. C’est un raz-de-marée électoral. Quelques jours plus tard, le 11 juillet, le délégué aux stations régionales de l’ORTF, Bernard Gouley, demande à me voir dans son bureau parisien de la Maison ronde, siège de l’ORTF, quai Kennedy, me retient à déjeuner, et me propose le poste de chef du bureau régional d’information de la station de… Rennes !…Je suis interloqué ! Je ne m’attendais pas à une pareille proposition, laquelle, en cas d’acceptation de ma part, me ferait quitter Strasbourg et le cabinet d’André Bord que je venais de rejoindre à peine quelques huit mois plus tôt. Après courte réflexion, je décide de ne pas donner suite. Je souhaite rester à Strasbourg !  Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, je suis toujours fidèle à ma ville, et à l’Alsace…»